Libre service
Par Alain Caraco le lundi 8 mai 2006, 15:19 - Libre service / MPA - Lien permanent
A partir de l'été 2006, on devra obligatoirement monter par l'avant dans les bus lyonnais. Pourtant, dans les années 1970, le libre-service avait été présenté comme un progrès. Que s'est-il donc passé en un peu plus de trente ans ?
Les Transports en Commun Lyonnais (TCL) vont réintroduire la montée par l'avant (MPA) dans les bus à compter de juillet 2006. Cette nouvelle organisation est précédée par une campagne de communication intitulée La convivialité dans le bus avance mieux quand on monte par l'avant ! Les objectifs annoncés sont la restauration :
- d'un meilleur respect des règles à bord (dont la baisse de la fraude)
- de la légitimité du conducteur dans l'exercice de ses fonctions (dont le contôle des titres de transport et le rappel au règlement)
- de l'accueil du client dans un climat plus serein.
La MPA s'incrit dans le même programme que le contrôle d'accès aux stations du métro.
La montée et la descente par toutes les portes, appelée libre-service, n'a plus la cote aux yeux des TCL :
Le libre service, si pratique en apparence, a progressivement engendré un certain laisser faire. Tout le monde entre et sort par n'importe quelle porte, donnant lieu à des bousculades. Le stress augmente et l'atmosphère à bord s'en ressent.
Cette organisation avait été introduite à partir de 1972, sur les modèles allemand et suisse. Il est intéressant de voir comment les TCL la présentaient à l'époque (dans En ligne directe, bimestriel d'information interne des TCL, n°1, septembre 1974) :
- suppression des files d'attente pour la montée à une seule porte et de la bousculade pour être sûr de pouvoir descendre à l'arrêt voulu
- répartition régulière des voyageurs à l'intérieur du véhicule
- simplification pour le personnel, le conducteur étant déchargé de la lourde mission de surveillance de l'ouverture et de la fermeture des portes.
Notons aussi que lors de la mise en service du métro de Lyon, les TCL étaient très fiers de leurs stations ouvertes, à l'allemande, évitant à l'usager l'inconfort des tourniquets parisiens. Ayant connu au début des années 1970 les autobus à montée à l'avant et descente au milieu (il n'y avait pas de porte arrière à l'époque) et les trolleybus et les autobus à montée à l'arrière, passage devant le receveur et descente au milieu ou à l'avant, j'ai vécu le libre-service comme une vraie amélioration et le métro lyonnais comme un lieu de liberté (j'avais ma carte d'abonnement dans ma poche et je ne la sortais qu'en cas de contrôle, une ou deux fois par mois).
Alors, que s'est-il donc passé en un peu plus de trente ans ? Sans prétendre à une étude scientifique, je vous livre ici quelques éléments d'analyse.
Le libre-service a été introduit pour des raisons économiques et idéologiques. Il s'agissait à l'époque de trouver une solution pour supprimer les receveurs, qui persistaient sur les lignes les plus chargées. Il faut en effet se souvenir que le personnel représente plus des trois quarts du coût de fonctionnement d'un réseau de transports en commun. L'autre objectif était également de réduire le temps moyen passé aux arrêts, d'où augmentation de la vitesse commerciale et diminution du nombre de véhicules et de chauffeurs nécessaires pour exploiter une ligne. L'ambiance idéologique d'après Mai 68, avec l'autogestion et l'autodiscipline, mais aussi le développement des magasins en libre-service, était favorable au libre-service dans les bus. Bref, un monde de contrôle a posteriori, fondé sur la foi en la responsabilité individuelle.
Je crois que la principale motivation du retour à la MPA, tout comme l'introduction du contrôle d'accès aux stations du métro, est la lutte conre la fraude, la sérenité du climat à bord n'étant qu'un effet induit. Là aussi, l'environnement idéologique du retour à l'ordre, fermant la parenthèse post-soixantehuitarde, a facilité la mutation. Cela a commencé par l'obligation de valider systématiquement son titre de transport (parfois appelé contrat de transport, pour bien mettre en évidence les engagements respectifs du voyageur et du transporteur). L'objectif était double : disposer de statistiques fines sur les déplacements et surtout, marginaliser dans le regard des autres celui qui ne faisait aucun geste de validation. Il n'y avait alors plus de doute : ce n'était pas un abonné, mais bien un fraudeur. A partir de ce moment, l'accès au transport en commun suppose un temps d'arrêt, qui marque le passage entre le dehors et le dedans. La spécialisation de la porte d'entrée à l'avant ne fait que renforcer ce rite de passage. Tout ceci n'est probablement possible qu'avec des lignes d'autobus à trafic modéré. Quoi qu'on en dise, les lignes à fort trafic fonctionnent toujours avec la montée et la descente par toutes les portes, qu'il s'agisse du train, du métro ou du tramway. La création de lignes fortes de transports en commun en site propre est aussi une des conditions permettant le retour à la MPA sur les bus, dévolus aux lignes les moins chargées.
Le tramway constitue un point faible dans le système de contrôle. Dans le métro, le contrôle se fait lors de l'accès au quai ; dans le bus, le chauffeur s'en charge, et dans le tram, l'autodiscipline et le contrôle a posteriori restent la règle ! Je n'ai vu aucun réseau faisant la promotion de la MPA communiquer sur les règles d'accès au tramway. TCL ne communique d'ailleurs pas non plus sur le futur mode d'accès des trolleybus articulés Cristalis. Seront-ils maintenus en libre-service, circulant sur des axes fort ayant vocation à assurer un service proche de celui du tramway ou bien rentreront-ils dans le nouveau droit commun des bus, malgré leur porte avant plutôt étroite ?
Commentaires
Pour les amateurs d'histoire, la montée par l'avant avec descente au milieu, permettant l'exploitation sans receveur, a été inventée avec les tramways de type PCC, aux Etats-Unis, dans les années 1930. Voir ici un diagrame d'époque.
Bonjour, vous dites des choses très justes, et notamment dans votre paragraphe sur la motivation de la réintroduction de la MPA. Néanmoins, et si "Il y a rarement une solution unique à tous les problèmes" (c'est la devise de Multimodal, si je ne m'abuse), je suis ici tenté de rajouter qu'il y a "rarement une problématique unique aux solutions adoptées", pas plus s'agissant de la MPA (diffusion de la "montée à la toulousaine") que d'autres solutions prétendument "techniques" (ie: pragmatiquement empreintes de scientificité et de bon sens ...).
Mesure de contrôle social donc ? Oui. Etroitement liée à la fraude ? Oui. "Montée à la toulousaine" aussi, puisque l'initiative revient effectivement à la SEMVAT (Toulouse) qui, en 1987, met en place des groupes de travail chargés d 'élaborer une réponse en matière de lutte contre la fraude. Conducteurs, vérificateurs et agents de maîtrise réunis reconsidèrent le système dans son ensemble et proposent de réinstaurer la montée par la porte avant, abandonnée par la majorité des réseaux de l'hexagone au profit du système de "self-service", à l'exception de quelques villes dont Paris et Lille (exclusivement pour les bus standards). Depuis, et comme vous le notez d'ailleurs malicieusement, la MPA fait systématiquement figure de mesure spectaculaire, révolutionnaire serait-on presque tenté de dire... Et il s'agit bien d'une révolution (du latin revolutio, retour), puisqu'à l'époque du tandem conducteur-receveur, les usagers montaient effectivement par l'avant et présentaient leur titre au receveur.
Entre temps pourtant, la division du travail a bel et bien changé : la suppression du poste de receveur, certes, mais c'est à un autre changement, moins évident, que le conducteur-receveur "à réhabiliter" en "maître des lieux" est aujourd'hui confronté. Hautement stratégique et révélatrice des conflits et rapports de pouvoir et qui traversent les organisations des exploitants et transporteurs, la MPA ne répond pas seulement à la problématique de la fraude, même si certains auront même aussi tenté, entre temps, de démontrer que la fraude (une problématique depuis longtemps en débat dans le secteur) et l'insécurité (une problématique diffuse, au contours jusqu'ici mal définis), participeraient d'une seule et même cause ... S'il est incontestable que le secteur des transports est effectivement toujours confronté à ces deux problématiques majeures qui, dans le contexte que vous décrivez, trouvent l'occasion de résonner au diapason, la problématique de la définition de l'usager lui-même me semble aussi nécessaire à prendre en considération.
Sous le double effet d'une débureaucratisation (cf. les procédures mises en oeuvre par les organisations pour assouplir leurs modes de fonctionnement internes au bénéfice des utilisateurs, les démarches de "transparence" de l'action administrative et d'amélioration des modalités concrètes de prestation des services) et d'une démocratisation (cf. les dispositifs visant à associer les destinataires des politiques à la prise de décision, ...), l'usager est devenu un acteur à part entière du processus de production du transport. Et dans un univers où les "exécutants", pourtant en bout de ligne d'une séquence transport taylorisée, disposent d'un pouvoir inhabituel, du simple fait qu'ils ont le "privilège" d'exercer au contact direct de la "clientèle" (objet de toutes les convoitises gestionnaires et commerciales, pour ne citer qu'elles), la tentation est donc grande d'en (re)prendre le contrôle (par le truchement, pourquoi pas, de sa définition : Client ? Bénéficiaire ? Captif ? Citadin ? Citoyen ? Fraudeur ? ...).
Dans le cas qui nous intéresse, le corollaire indissociable de la MPA étant la présentation d'un titre de transport, l'identité de l'usager se polarise alors dans une dichotomie "l'usager n'est pas un fraudeur" VS "l'usager est un fraudeur", venant brouiller encore davantage la dimension insécure de la relation des conducteurs-receveurs aux usagers. En proposant aux conducteurs-receveurs de mettre dichotomiquement l'usager à l'épreuve ("fraudeur" ou "non-fraudeur" ?), et ce à chaque montée, le travail du conducteur se rapproche symboliquement de celui des vérificateurs, sans pour autant bénéficier du soutien que s'apportent mutuellement ces derniers (qui travaillent en équipe, alors que la solitude des métiers de la conduite est réputée, à défaut d'être bien comprise, dans les contradictions et formes de collusions qu'elle induit).
Dépassant la simple contrainte aux changements internes des organisations de service public, l'usager, au travers des négociations dont il fait l'objet entre partenaires, est ainsi devenu un des supports au fonctionnement des systèmes d 'acteurs. D'où l'accueil différencié qui peut être réservé à l'innovation. M'étant intéressé de très prêt à ce sujet, réalisant en 2003-04 une étude sur les enjeux et l'impact de la réintroduction de la MPA à la SEMITAN (Nantes), je lui consacre un dossier spécial sur mon site (bennis.objectis.net/docum... • réciprocité oblige, vos propres commentaires y seront bien évidemment aussi les bienvenus et j'en prendrai connaissance avec plaisir).
On pourrait surtout regretter que la MPA demeure une "montée à la toulousaine", dans la mesure où de cette "innovation", rares sont les exploitants qui y ont saisi ou se sont véritablement inspirés du processus qui en a fait le succès relatif (à la SEMVAT). On ne retient hélas que trop souvent le "produit", oubliant ceux qui l'ont (co)produit et même le processus de (co)production ! Reste alors la "technique" ... Adieu la démarche participative d'analyse et d'élucidation collective d'une problématique, d'un contexte, des spécificités d'une organisation, adieu la co-construction des éventuelles solutions à lui apporter, adieu l'originalité nourrie par la prise en compte, dès le départ, de l'avis des principaux concernés ...
Il faut avouer qu'un tel travail ne s'improvise pas, qu'il peut même parfois nécessiter le recours à un tiers, plus rôdé à de telles analyses et conduites collectives du changement social. Il n'est souvent fait appel à ce dernier que lorsque les rapports conflictuels se sont fort et bien polarisés, que la crise ne permet déjà plus d'avancer, le (dés)espoir d'un pis-aller, puisque la grève a déjà commencé ...
Cordialement,
Hicham BENNIS,
Psychologue et Psychosociologue
"Les conducteurs d'autobus à l'épreuve de la montée par l'avant"
bennis.objectis.net/docum...
Merci pour ce long commentaire. Avez-vous une opinion sur la faisabilité de la MPA sur les axes lourds de transport en milieu ouvert, qu'il s'agisse d'autobus ou de trolleybus articulés, éventuellement en site propre, et surtout de tramway ?