Non pas que la voiture soit perçue comme le mode de transport exclusif. La majorité des gens admettront aujourd'hui qu'il est préférable d'aller à pied pour un court déplacement en centre-ville, à vélo pour se balader s'il faut beau, en tramway ou en métro pour aller rapidement de la périphérie au centre et en TGV pour se rendre à Paris depuis une grande ville de province. Mais tous ces modes de transport sont considérés comme adaptés à des situations spécifiques, dans lesquelles il n'est pas judicieux de prendre sa voiture. Dans tous les autres cas, la façon normale de se déplacer, c'est de prendre sa voiture. Il est vrai que la voiture individuelle est un outil polyvalent, généralement peu adapté à chaque trajet pris isolément, mais apte à les faire presque tous. De ce fait, il est normal d'avoir une voiture. Et comme il est normal d'avoir une voiture, il est normal de pouvoir l'utiliser.

Il s'ensuit de nombreux comportements considérés comme normaux.

Il est plus facile pour un déplacement professionnel de prendre un véhicule de service (immédiatement disponible, rien à se faire rembourser) que de prendre les transports en commun (besoin d'acheter son billet, puis de se le faire rembourser).

Il est normal de percevoir des indemnités kilométriques, ou de déclarer ses frais réels aux impôts, d'autant plus élevés qu'on utilise un véhicule plus puissant (donc plus consommateur et plus polluant).

La majorité des plans d'accès pour les lieux et manifestations sont conçus pour les automobilistes et non pour les cyclistes et les usagers des transports en commun. Il en va de même pour les convocations aux réunions, où on se soucie rarement des modalités d'accès alternatives à la voiture.

Il semble évident que devant un commerce (une boulangerie, par exemple), il faut prévoir de places de stationnement minute pour les automobiles, mais pas des arceaux pour les vélos.

Il est aussi évident qu'en cas de restriction du stationnement en surface (par exemple suite à une piétonnisation, la création d'un tramway ou d'une voie cyclable), il faut prévoir une solution alternative pour le stationnement des riverains, alors que les mêmes riverains n'ont pas de solution pratique et sûre pour garer leur vélo dans leur immeuble, dans l'indifférence générale.

Il est normal de se garer sur un trottoir, un passage piéton, une bande cyclable, un emplacement réservé aux handicapés, « juste pour cinq minutes » s'il n'y a pas une place de stationnement à proximité immédiate de son lieu de destination. Lorsqu'on fait remarquer son infraction à l'automobiliste, il répond souvent, semblant même y croire, qu'il s'est garé là « car il n'a pas pu faire autrement ».

La majorité des entreprises et administrations se soucient de trouver une solution pour le stationnement de leurs collaborateurs automobilistes (et les syndicats le leur rappellent si nécessaire), mais pas pour leur collaborateurs cyclistes.

De nombreux enfants n'ont jamais vu leurs parents se déplacer autrement qu'en voiture et n'imaginent donc pas qu'on peut faire autrement.

Il semble trop cher à la majorité des gens de mettre 500 à 1000 euros dans un bon vélo et 1500 à 3000 euros dans un vélo à assistance électrique (VAE), alors qu'il leur semble tout à fait normal de mettre 10000 à 30000 euros dans une voiture (il est vrai qu'il y a un important marché de la voiture d'occasion, ce qui n'est pas le cas du vélo ni du VAE).

Il est normal de faire ses courses une fois par semaine dans un hypermarché en périphérie et il est donc normal d'avoir une voiture pour cela.

Cette voiture, il est normal qu'elle ait cinq places, même pour l'utiliser seul plusieurs fois par semaine, car c'est la taille adaptée pour partir en vacances, une ou deux fois par an.

Tous les médias généralistes, qu'il s'agisse des journaux, magazines, radios ou télévisions ont une rubrique ou une émission régulière consacrée à l'automobile (et souvent aussi à la moto). Je ne crois pas en connaître une seule ayant une chronique parlant du vélo, des transports en commun ou même une chronique transports qui parlerait aussi de la voiture, mais pas exclusivement.

Et pour finir, il est normal d'avoir une voiture, pour toutes les raisons évoquées ci-avant. Et quand on a une voiture, la comparaison économique pertinente devient celle du coût marginal (principalement l'essence, les péages et le stationnement, qu'on rechigne souvent à payer), les coûts fixes (principalement l'achat, l'assurance et l'entretien régulier) étant toujours payés, qu'on l'utilise ou pas. Il est donc normal d'utiliser sa voiture pour la rentabiliser.

Il y aurait sûrement beaucoup d'autres éléments pour compléter cette liste de comportements normaux.

Il importe d'inverser la norme de toute urgence et de faire de la voiture un mode de transport subsidiaire, celui qu'on utilise seulement si on ne peut pas utiliser les autres.

Par exemple, la revendication du « tous les sens uniques, sauf ceux dûment listés, sont des doubles-sens vélos » est une inversion de la norme. Idem pour les rues piétonnes depuis 1998, accessibles aux vélos, sauf décision contraire.

Mais au delà des changements réglementaires, les changements de représentation et de comportements sont toujours lents et difficiles, mais rarement impossibles.

Il y a seulement cinq ans, il était normal de dépasser les limitations de vitesses en voiture. Les arguments ne manquaient pas : « tout le monde le fait », « je suis pressé », « je sais conduire », « j'ai une bonne voiture », etc. Pourtant, aujourd'hui, les automobilistes en excès de vitesse sont devenus beaucoup plus rares et ne font plus l'objet d'une bienveillance sociale majoritaire. Qui aurait imaginé, il y a trente ans, qu'on interdirait de fumer dans tous les lieux recevant du public à partir de 2007, alors que les hommes politiques et les vedettes du spectacle s'affichaient tous cigarette au bec à la télévision ?

La norme s'inversera d'autant plus facilement qu'il y aura de gens qui ne possèdent pas de voiture. Et il y aura d'autant plus de gens qui renonceront à avoir une voiture s'ils savent qu'ils peuvent en louer une facilement, pour quelques heures, grâce à un système d'autopartage. A ce propos, il serait probablement utile de prévoir une action en direction des jeunes, pour retarder l'acquisition de leur première voiture, en leur proposant des solutions alternatives facilement accessibles. Certains s'en passeraient même définitivement.

L'exemple des élites sera déterminant. Le ballet des (grosses) voitures à la sortie du conseil des ministres ou à l'entrée du festival de Cannes sont aujourd'hui des prescripteurs de la norme. Les héros des films et des séries télévisées gagneraient aussi à rouler à vélo, à prendre les transports en commun et à s'afficher sans voiture.

Enfin, il faudra limiter la publicité pour l'automobile, qui est omniprésente, alors que celle pour l'alcool est maintenant fortement encadrée et que celle pour le tabac à quasiment disparu (sauf, justement, lors des courses de voitures). A quand une campagne publicitaire du genre « les antibiotiques, c'est pas automatique ; la voiture non plus ? ».